Dossier : L’avenir des ONG aujourd'hui au Cambodge :

Dossier : L’avenir des ONG aujourd'hui au Cambodge

Retrouvez l'interview de Ghislaine Dufour, Présidente de PSE, aux côtés d'autres associations oeuvrant au Cambodge.

CAMBODGEMAG - 26 juillet 2018

Dossier : L’avenir des ONG aujourd’hui au Cambodge

« Si de grandes et importantes batailles ont été gagnées, il reste beaucoup à faire avant de gagner une fois pour toute, et de manière décisive, la guerre contre la pauvreté ».
Ghislaine Dufour, Présidente de l'ONG Pour un Sourire d'Enfant

« Ça m’a frappé tout de suite, dès la descente de l’avion. Depuis le confort du tout-terrain climatisé qui nous emmenait de l’aéroport à l’hôtel,  je me suis pris ça dans la figure (…) Je me rappelle surtout des enfants qui bossaient. C’était la première fois que je voyais des enfants travailler ».

À la terrasse d’un restaurant, Sylvain H, un ami récemment installé à Phnom Penh raconte son premier voyage au Cambodge en 2014. Il y était allé pour visiter les temples. « C’était magnifique, mieux encore que les pyramides ». Il en était reparti, bouleversé, tant par les merveilles d’Angkor que par les conditions de vie de nombre de ses habitants. « D’un côté, la majesté de monuments qui ont grandi avec la jungle, de l’autre, des petits Cambodgiens qui tentent de vous vendre des cartes postales à l’entrée du Bayon, un vieillard unijambiste qui fait la quête à l’ombre des galeries d’Angkor Wat, une femme au visage déformé par un abcès qui demande de l’argent aux rares touristes ayant le courage de croiser son regard…. ».

C’était il y a 4 ans seulement. « Mais quand j’y suis retourné cette année, il n’y avait rien de tout ça. On a bien tenté de me vendre La Pagode Khmère, mais ce n’était pas des enfants, et c’était en dehors des temples. Alors là je me dis : qu’est ce qui a changé ?».

La question est un débat récurrent depuis quelques années dans les cercles occidentaux de la capitale. On la pose de manière plus ou moins ouverte. Certains ne prennent pas de gants : « Y-a-t-il encore des pauvres au Cambodge ? »  Et en filigrane, cette question délicate : dans un pays à l’économie si dynamique (plus de 7% de croissance annuelle), quel est le rôle des ONG ? Sont-elles encore utiles à la population locale ?

Pour trouver des éléments de réponse Cambodge Mag est allé sur le terrain, à la rencontre d’organisations non-gouvernementales, accueilli – avec bonne volonté et patience – par les responsables de différentes organisations aux profils et aux missions différentes, mais qui ont en commun l’ambition d’éradiquer la pauvreté, de détruire la misère comme l’aurait dit Victor Hugo.

Diagnostic : En moins de 10 ans, la pauvreté a été réduite par un facteur de 4 – d’après la Banque Mondiale, le taux était de 13.5% en 2014, contre 47.8% en 2007.  À première vue, il est équivalent en France (13.9% de la population française vit sous le seuil de pauvreté, d’après l’INSEE)  et pourtant personne n’aurait l’audace de comparer la situation de la France à celle du Cambodge. Alors comment interpréter ce chiffre ?

Il reflète d’abord indubitablement l’amélioration des conditions de vie. « Le Cambodge des années 90, c’était le Far West, » raconte Pierre L, un vétéran du Cambodge (plus de 20 ans de terrain au compteur). « Je suis arrivé après le départ de l’ONU. La capitale était sûre, mais les provinces, c’était plus risqué. Tout le monde était armé. Le plus dangereux c’était la saison des pluies, au moment des orages, parce que des gens essayaient de chasser l’orage en tirant dessus… ». C’est une ambiance que ceux qui ne connaissent que le Phnom Penh d’aujourd’hui ont certainement du mal à imaginer.

 « J’ai commencé par distribuer des sandwich jambons-fromages aux enfants des rues », explique Sébastien Marot, fondateur de Friends International, à la fois ONG et entreprise sociale.  Lui, a connu ces années 90 : arrivé en avril 1994 « pour deux semaines » lors d’un tour d’Asie, il n’est plus reparti depuis. « Les inégalités m’ont beaucoup touché. On dépense des millions de dollars pour reconstruire le Cambodge, comment peut-on laisser des enfants dormir sous des cartons ? ». Sarun, un jeune Khmer aux airs de James Dean, presque la trentaine aujourd’hui, orphelin à l’âge de 9 ou 10 ans, témoigne d’une situation similaire dans les milieux ruraux : « Dans les années 90, on vivait sur un lopin de terre sans maison (…) Je travaillais dans les champs de riz toute la journée, du lever au coucher du soleil, pour moins de 50 cents par jour et j’étais très fier de moi. Parfois, j’étais obligé d’arrêter, parce que mains me faisaient trop mal. (…) À 12 ou 13 ans, je suis parti travailler dans la construction, parce qu’il me fallait trouver un moyen de payer l’école ».

C’est à la même époque, en 1995, que les Despallières, fondateurs de l’ONG PSE – Pour un Sourire d’Enfant, décident de s’installer au Cambodge. Christian connaît le pays : il est arrivé quelques années plus tôt avec une ONG qui œuvre à l’alphabétisation. C’est quand sa famille vient lui rendre visite cette année-là qu’il fait la rencontre de deux jeunes garçons vivant à la décharge. « Christian et son épouse étaient choqués (…) Ils décident à ce moment qu’il fallait faire quelque chose ».

Cette pauvreté-là – la vie au milieu des immondices et de la pestilence, du lever au coucher, à moins de $1 par jour – a beaucoup diminué, comme le montrent les statistiques internationales. Des millions de touristes visitent aujourd’hui le Cambodge sans en voir la trace, ou si peu, ce qui n’était pas encore possible il y a quelques années. Alors la question est directement abordée et sans se concerter, ils sont unanimes : si de grandes et importantes batailles ont été gagnées, il reste beaucoup à faire avant de gagner une fois pour toute, et de manière décisive, la guerre contre la pauvreté.

Comme Sébastien Marot, les Despallières avaient commencé en distribuant des repas. Très vite, et sur la base de la même réflexion – éviter de créer des relations de dépendance, créer des itinéraires de sortie durable de la pauvreté, traiter la cause plutôt que les symptômes– ils vont, chacun de leur côté et avec des modèles différents, réorienter leurs efforts vers le nerf de la guerre : l’éducation, la formation professionnelle, et l’insertion. « Le cœur de mission de PSE, c’est le rattrapage scolaire et la formation professionnelle, » nous explique-t-on, « ce qui signifie d’une part qu’on va scolariser des enfants sans retard particulier, mais issus de familles très pauvres, ou chiffonniers, ou maltraités, ou handicapés (…) et aussi que nous n’avons pas à nous substituer à l’état cambodgien : si d’autres organismes proposent des formations de qualité dans le futur, nous pourrons être amenés à revoir notre offre ». Friends fonctionne sur un modèle un peu différent car l’organisation est aussi une entreprise sociale, et ne se concentre pas uniquement sur les enfants. Mais le but est là aussi de pouvoir proposer sans attendre des formations de qualité aux jeunes qui en ont besoin.

À côté de ces organisations bien connues, il existe aussi tout un écosystème d’associations plus petites, qui se concentrent sur une zone géographique bien déterminée. Ainsi en est-il de Shanty Town Spirit, ONG de proximité créée par la princesse Ermine Norodom, et qui prend soin d’une cinquantaine de familles dans le bidonville de Boeung Trabek à Phnom Penh. Installée au Cambodge depuis septembre 2010, la princesse explique avoir voulu aider les plus pauvres. Elle commence avec deux enfants chiffonniers. Mais pour les aider vraiment, il faut aider les familles – pour qui leur travail représente une source de revenus non négligeable (20 à 25 USD par mois).

La princesse travaille avec une assistante sociale et suit personnellement les familles. « J’aide ceux qui veulent s’en sortir », explique-t-elle. C’est une approche holistique : Shanty Town ne paie pas seulement l’école des enfants, mais peut aussi aider les parents à payer des factures, ou à trouver un emploi stable. L’organisation suit de près l’évolution des enfants et de leurs résultats scolaires. Des cours supplémentaires sont offerts, pas seulement pour remédier aux lacunes mais aussi pour consolider et améliorer les savoirs déjà acquis. « Nous avons un garçon très doué en maths, et lui offrons des cours pour qu’il s’améliore ». L’objectif final de Shanty Town : sortir durablement ces enfants et ces familles de la pauvreté.

Durablement est le maître mot. « L’ennemi à abattre, ce n’est plus seulement la pauvreté, c’est aussi la précarité », explique un spécialiste des questions de développement. Il y a d’abord une question de définition. Le « pauvre » au sens des organisations économiques internationales est celui qui vit sous le seuil de $1.90/jour. Mais, celui qui parvient à se hisser juste au-dessus avec 2 ou 3 dollars quotidiens n’est pas riche pour autant. D’après la Banque Mondiale, il y a ainsi « plus de 4.5 millions d’habitants (…) dans un état de quasi-pauvreté », c’est-à-dire susceptibles de retomber dans la pauvreté au premier choc.

Cette précarité est aggravée par un phénomène qui n’est pas nouveau : le surendettement. « Que ce soit pour un mariage, une moto, ou un smartphone (…) les familles vont souvent s’endetter. Quand c’est bien géré, ça va, mais il n’y a pas de filet de sécurité », précise Sébastien Marot. Ces prêts sont souvent acquis via le microcrédit, parfois via des usuriers locaux, et en donnant en garantie l’équivalent d’une hypothèque sur les terrains possédés par la famille. Ghislaine Dufour, qui préside depuis l’an dernier PSE, confirme : « Le surendettement est un problème très important. Vous avez des usuriers qui pratiquent des taux de 20% et des familles qui s’endettent parfois pour des achats non-essentiels ».

Autre problème venant compliquer la situation des précaires : la marginalisation. Elle est d’abord géographique : « la pauvreté se situe aujourd’hui en périphérie, » analyse Ghislaine Dufour. « Il y a des zones sans emploi – pas possible de trouver, ou alors au prix d’un transport cher dont le prix obère très sensiblement le gain économique procuré par l’obtention d’un emploi. » Le pire est de se retrouver dans cet entre-deux, ni en ville (où l’on peut trouver du travail mais où l’on est plus seul) ni en campagne (où le travail est plus rare, mais où la solidarité de la communauté agit comme un filet de sécurité).

Ces problèmes ne sont pas statiques. Comme dans les sociétés occidentales, ils évoluent de plus en plus rapidement. L’accélération sociale des temps, phénomène décrit par le philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa, touche aussi les sociétés asiatiques. Alors pour les ONG locales, la remise en question est une constante. « L’adaptation est l’ADN de notre organisation. Nous évaluons constamment les programmes et les projets. Ce qui avait du sens dans les années 90 n’en a plus forcément aujourd’hui », déclare Sébastien Marot. Même réflexion du côté de PSE : trouver une remise en question permanente des solutions mises en œuvre, se demander si sont-elles toujours les meilleures, si elles sont toujours pertinentes ? « Le gouvernement couvre de plus en plus de besoins. Lorsque notre intervention n’est plus nécessaire, nous nous retirons, » explique Ghislaine Dufour, preuve à l’appui : « depuis que le gouvernement a revalorisé les salaires des professeurs et leur permet de vivre correctement, nous avons arrêté de payer les salaires des professeurs des écoles publiques près du centre PSE. » La princesse Ermine Norodom note de même que « le gouvernement en fait de plus en plus, » précisant qu’il reste une difficulté dans « la transmission de l’information » : les Cambodgiens ne sont parfois pas au courant des différentes aides qu’ils peuvent solliciter de la part de l’état, surtout quand elles sont relativement récentes.

Alors pour combien de temps encore les ONG devront-elles rester au Cambodge ? « À terme, nous avons vocation à disparaître », indique Ghislaine Dufour, présidente de PSE. Mais ce rêve semble encore bien utopique. Même le monde occidental n’a pas encore vaincu la misère, en attestent les nombreuses organisations œuvrant sur le terrain en Europe ou aux Etats-Unis. C’est peu dire, pour conclure, que si beaucoup a été fait, il reste néanmoins encore beaucoup à faire…

Enquête d’Hugo Roussel

Crédit photographique : Christophe Gargiulo